jeudi 26 mai 2016

Autobiographie de Mgr Pierre Martin Ngô-Dinh Thuc, archevêque de Huê - 1/4

 Avant que vous commenciez à lire l’autobiographie de Mgr Thuc, nous voudrions vous préciser quelques petits détails. Cet article a été écrit aux environs de 1976 donc la non-validité de Montini (Paul VI) était encore incertaine pour quelques-uns. Avant de se déclarer « sédévacantiste » ou « Semper Idem », il vaut mieux prier et beaucoup prier ainsi que lire et beaucoup lire. Nous voudrions vous précisez que quand Mgr Thuc dit pape pour Jean XXIII et Paul VI que ce blogue déclare entièrement invalident. S’ils sont papes, ils ne le sont certainement pas de la Sainte Eglise catholique, mais d’une secte. Il y a certaines idées développées par Mgr Thuc que nous ne partageons pas et qu’il a peut-être abandonnées avec les années, nous ne le savons point. Avant de lancer des pierres à Mgr Thuc nous voudrions que vous lisiez les prochains articles que nous publierons. Nous laissons aux lecteurs se faire une idée.

AUTOBIOGRAPHIE
DE
MGR. PIERRE MARTIN NGÔ-DINH-ThUC
ARCHEVÊQUE DE HUÊ
M
"MISERICORDIAS DOMINI IN AETERNUM CANTABO"

C'est par cette acclamation du Prophète que j'entreprends l'histoire de mon âme. Puissent ces souvenirs encouragés d'autres âmes à recourir à cette Miséricorde infinie pour se convertir et se sanctifier.

Ma pauvre vie spirituelle ressemble à un tissu dont les fils sont les rayons de cette Miséricorde qui s'entrecroisent dans ce tissu. Car la Miséricorde de Dieu qui, de toute éternité, a daigné jeter un regard sir cet atome tel est mon être-et décréter sa sortie du néant, n'a jamais cessé de l'entourer et de l'entourer encore plus étroitement et plus solidement quand ce pauvre atome cherche à échapper aux liens si doux de l'Epoux de son âme.

Que d'autres âmes s'adressent avec raison à la Charité de Dieu pour L'aimer et L'adorer: âmes virginales, âmes contemplatives, âmes embaumées de Sainteté, à l'instar des Chérubins et des Séraphins.

Des âmes comme celle des deux Thérèse, comme celle de Jean de la Croix, de Louis de Gonzague, du Père Pio.

Elles en ont le droit. Mais, pour mon âme pécheresse, elle n'a que larmes à offrir au Seigneur comme la Madeleine et qu'à chanter, en ce inonde et dans l'autre, la Miséricorde du Seigneur.

Le Bon Dieu, le très Miséricordieux, pour me donner le temps de me repentir, m'a accordé une longévité et une santé qui ne sont pas le lot de ma famille.

Agé de plus de 80 ans, sans avoir été gravement malade et pourvue d'une intelligence qui a fait de moi une bête à concours, au Petit Séminaire, aux Facultés catholiques romaines et à la Sorbonne, la Miséricorde de Dieu m'a cependant accordé le temps et les connaissances religieuses et profanes pour aider à ma conversion.

Je suis vietnamien: cette origine explique mon caractère. De même que l'origine française permet de comprendre la sainteté de la petite Sainte Thérèse de Lisieux et celle castillane caractérise la grande Thérèse d'Avila.

D'où vient la race Vietnamienne, si l'on doit croire aux Annales millénaires des Chinois qui ont été toujours nos adversaires : Les Viets occupaient le territoire qui constitue de nos jours Pékin, arrosé par le grand fleuve jaune. Les Chinois déferlaient vers ce pays très fertile où les tribus viets trouvaient de quoi vivre à l'aise.

Contre ces envahisseurs, gens prolifiques, les Viets infiniment moins nombreux engagèrent une lutte fatalement inégale et furent vaincus. Mais les Viets ne cessèrent de résister, tout en reculant vers le Sud, et leur dernière capitale en terre actuellement chinoise était Canton.

Canton étant occupé par les "Célestes", les Viets trouvèrent un terrain propice à la défense, un défilé nominé dans la suite "les portes d'Annam" où ils barrèrent la route aux Chinois. Plus tard, les chinois réussirent à forcer "les portes d'Annam" et occupèrent, pendant près de mille ans, le delta du fleuve jaune sur lequel fut bâti Hanoi.

Les Viets ne perdirent jamais courage et réussirent à bouter les Chinois, grâce à l'héroïsme des deux sœurs Trung-trac et Trung-schi qui perdirent la vie dans cette lutte héroïque, mais enflammée par l'exemple donné par ces deux jeunes Vietnamiennes, ils achevèrent l'entreprise de ces deux sœurs, et les Chinois quittèrent définitivement le Vietnam. Les Vietnamiens furent assez politiques et diplomates pour accepter une sorte de vassalité envers le suzerain chinois, en lui apportant à certaines périodes quelques présents caractéristiques de notre pays : défenses d'éléphants par exemple. Mais nous devons reconnaître que l'occupation millénaire chinoise a été profitable au Vietnam.

Ainsi fut profitable la division du territoire national en provinces, préfectures, sous-préfectures, villages, comme était divisé l’Empire du Milieu, avec cette différence, spécifique quant au village, car le village Viet est une petite république et traite avec l'Etat comme deux Etats. Si l'Etat imposait au village une contribution pour la guerre tant en espèces qu'en hommes, les notables du village répartissaient la contribution de chaque villageois en espèces et désignaient les jeunes gens à l'enrôlement dans l'armée royale. Il existait un proverbe exprimant les relations entre l'Etat et le village: les décrets du roi s'abaissent devant les coutumes du village. Le maire (Ly-trûông) n'était pas le chef du village, mais le représentant du conseil villageois près des autorités supérieures. C'était sur lui que tombaient les coups de rotin quand les autorités étaient mécontentes du village.

Les conseillers du village étaient d'abord les habitants du village ayant un titre mandarinal (anciens mandarins) puis les Lettrés ayant concouru aux examens triennaux pour les titres de bachelier, licencié et docteur, enfin les citoyens les plus influents du point de vue richesse.

C'est ce conseil, dans lequel prévalait d'abord l'intelligence et non pas la richesse, qui distribuait aux citoyens, en parties égales, les rizières communes, car, tous les trois ans se faisait cette distribution en lots égaux en superficie, mais inégaux en fertilité. Les citoyens ne possédaient en propre que les champs qu'ils avaient personnellement défrichés tandis que les champs communaux avaient été défrichés lors de la création par un homme entreprenant qui, après avoir repéré un "no man's land" avait recruté des volontaires pour travailler avec lui et fonder un nouveau village.

Voilà un fait social qui montre l'esprit d'indépendance des Viets envers les Autorités supérieures, tout en maintenant avec elles des relations amicales comme entre deux Etats. Evidemment, tout cela a été balayé par le nivellement égalitaire moderne. Est-ce en mieux ou en pire ? Du moins, l'ancien système n'était pas inférieur au moderne, car nous avions deux sortes de propriétés : la communale et la privée. Nous avions la répartition triennale, sans l'envahissement d'un Etat totalitaire.

L'indépendance du citoyen trouvait un terrain où il pouvait respirer, sans cependant renoncer complètement aux avantages d'un Etat centralisé. Cette soif d'indépendance coule dans le sang du Vietnamien et explique cette lutte millénaire contre le Chinois, puis contre le Français, tout en profitant du meilleur des institutions chinoises et de la civilisation française. Notre famille a toujours été pour le système des Dominions britanniques entre le Vietnam et la France. Nous n'avons pu réaliser ce rêve qui eût fait de la France un Etat-guide, comme l'est l'Angleterre pour le Canada, l'Australie, la Nouvelle Zélande, et permis de traiter en égaux, les Etats-Unis, la Russie soviétique et la Grande-Bretagne.

Le Viêt est donc partisan d'une indépendance personnelle garantie par une certaine dépendance avec d'autres Etats. Le Viêt est, avant tout, patriote, qu'il soit communiste ou anti-communiste. Ho-chi-Minh et Ngô-dînh-Diem sont des hommes foncièrement Viêt.

De point de vue chrétien, nous sommes obéissants à l'Eglise romaine, surtout dans la classe des simples fidèles, mais dans la classe intellectuelle, nous admettons l'unanimité dans les dogmes de la Foi, mais avec diversité dans les sphères qui n'engagent pas le dogme.

Cela explique, en certaine manière, ma désaffection devant les entreprises envahissantes du Vatican pour imposer des points de liturgie de lois canoniques, en un mot, le nivellement de toutes particularités inhérentes à chaque civilisation, du reste, œuvre du Bon-Dieu qui se complait dans l'Unité et aussi dans la Diversité: Dieu est, lui-même, Unique et Trine. Chaque homme possède son visage propre. La diversité est l'ornement de l'Univers. Pourquoi imposer une seule manière de célébrer la Ste Messe-qui consiste uniquement, dans la consécration ? Et imposer cela, sous peine de suspense et même d'excommunication, n'est-ce pas un abus de pouvoir ? Un Paul de Tarse aurait été, actuellement, excommunié par un Pierre, parce qu'il avait sacré des évêques sans en référer à Pierre ?
Le Vatican invente des règlements pour étouffer n'importe quelle particularité soit liturgique, soit canonique des Eglises locales. Il veut l'uniformité partout, sans penser que les particulières liturgies des Eglises orientales dataient de l'Age apostolique, sans penser que chaque peuple possède ses caractéristiques aussi respectables que ceux de Rome. Voici quelques exemples : Pour le Romain, en signe de respect, on se lève; au Vietnam on s'agenouille. Le Romain étend ses bras en priant; le Vietnamien joint ses mains pour prier. Les Européens se serrent la main en signe d'amitié ou en guise de salut; les Asiatiques chinois, vietnamiens joignent leurs propres mains et inclinent la tête : l'inclination sera plus profonde suivant la respectabilité de celui qu'on salue.

La Sainte Messe consiste, essentiellement, dans la consécration des Espèces. Les autres parties, à la rigueur ou en cas de nécessité absolue, omises: c'est le cas des prêtres emprisonnés célébrant la Messe dans l'obscurité d'une cellule pour se communier et communier leurs co-détenus.

Jésus consacra, à la dernière Cène, selon la coutume juive pour la Pâque. Actuellement le prêtre consacre debout et incliné pour communier. Pourquoi, car on mange assis. Les Japonais mangent assis sur leurs talons; les hindous mangent assis à terre, la nourriture étendue sur des feuilles de bananier; les Chinois et les Viets mangent avec des baguettes. On pourrait, logiquement, être surpris de ce que Paul VI condamne ceux qui célèbrent d'une autre façon, par exemple, en suivant la liturgie de Saint Pie V. Il aurait pu, avec cette logique, condamner la Première Messe célébrée par Jésus...

Or, d'après Vatican II, on prône officiellement la diversité pour les incidents et l'unité seulement dans les choses essentielles. Des hiérarchies japonaises, indiennes sont encouragées dans l'adaptation de la Messe à leurs particularités nationales. Le "haro" est, uniquement sur la Messe de St Pie V!

Je me suis étendu sur ce cas particulier à cause non seulement de l'injustice de la condamnation, mais surtout à cause de l'ineptie de la mesure, d'autant qu'on n'ose pas appliquer la même interdiction, non seulement aux liturgies orientales, mais aussi aux liturgies milanaises de St-Ambroise, à la liturgie dominicaine, mozarabique et lyonnaise... Peut-être, en faisant cette respectueuse observation, ai-je été poussé, instinctivement, par cette manie d'indépendance des Viets ? Concluons cette parenthèse et étudions l'environnement qui décida de mon avenir.

Le premier cercle de cet environnement est la Famille, une famille de Viêt, de race, de religion catholique à la manière vietnamienne qui consiste à se débrouiller sans attendre une aide problématique des autres. C'est ainsi que l'Eglise vietnamienne survécut, quand la persécution des rois la priva des prêtres étrangers. Quelques-uns, réfugiés dans les forêts, soutenaient les chrétiens qui se considéraient, alors, comme privilégiés d'avoir pu approcher des sacrements une ou deux fois dans leur vie.

Les petites chrétientés (paroisses) vietnamiennes pointillaient le territoire Viêt depuis la porte d'Annam jusqu'à la pointe de Caman. En voici l'organisation imaginée pour survivre: on choisit alors les chrétiens âgés, connaissant mieux que les autres les dogmes de la Foi, appelés Catéchistes par les missionnaires, qui formaient l'état-major de la paroisse. Leur chef contrôlait les actions du groupe responsable de la survie et le progrès de la chrétienté, l'un était chargé de l'enseignement des enfants dans la Foi et les préparaient à la Communion (quand elle pouvait se faire). Un autre s'occupait de la visite des malades et leur préparation à la mort. Un autre préparait et dirigeait les chants, les prières, la lecture de l'Evangile et de l'Epître, dans les messes sans prêtre, comme nous le faisons pour la communion spirituelle.

Comment trouver l'argent nécessaire pour le culte, pour bâtir la petite chapelle en chaume, pour les voyages et l'accueil du missionnaire, pour nourrir les candidats au Sacerdoce lesquels étaient choisis dans le conseil de la Chrétienté le séminaire étant constitué par une jonque sur laquelle habitait l'unique professeur, le missionnaire qui enseignait, de nuit, un peu de Latin, suffisamment pour réciter les formules de la consécration et celles des sacrements ? le jour, les séminaristes se transformaient en pêcheurs pour nourrir la communauté.

Cette formation accomplie, on les expédiait à l'Etranger, soit au Siam, soit à Ponlo-Pinang, séminaire général des Missions Etrangère de Paris, pour y recevoir les Ordres. Voilà ce que fut la création des Prêtres séculiers indigènes dont les promoteurs furent les Viets, poussés par leur instinct d'indépendance, par leur manie de se débrouiller ???(incompréhensible) sans attendre une aide miraculeuse de l'Etranger.
Ainsi, l'organisation de la paroisse vietnamienne par des laïques privés de prêtre était ce que Rome appela "Action catholique", se glorifiant de l'avoir créé sous les Pontificats de Pie XI et Pie XII, alors qu'elle était connue et pratiquée par l'apostolat des Gentils entourés non seulement de prêtres, de diacres, d'évêques niais aussi de laïques, hommes et femmes, et cela 300 ans avant sa résurrection par les deux Papes Pie. Tout comme la création d'un clergé indigène.

Ces deux piliers de l'évangélisation, inventés par les Viets, sont un exemple de l'intelligence de ce peuple que le St -Siège a traité comme entité peu importante dans l'Eglise, jusqu'à ne lui concéder une hiérarchie officielle et un cardinal qu'après avoir octroyé ces distinctions à d'autres pays qui, du point de vue Foi, nombre du clergé et des martyrs indigènes, étaient dépassés-de loin- par le Vietnam catholique. Mais je fus quelque peu étonné lorsque le bon Pape Jean XXIII me demanda, alors que comme doyen je lui présentais dix hiérarchie du Vietnam : "Qu'est-ce que c'est ce Vietnam ? ". Et Jean XXIII était le vicaire de Celui qui déclarait, il y a 2000 ans : "Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ".

Il ne faut donc pas être surpris de l'animosité de Paul VI contre notre famille et, particulièrement, contre ma personne allant jusqu'à m'imposer la démission de mon archevêché, avant l'âge fixé aux évêques pour leur retraite, et d'y nommer un de ses favoris enclin à la politique de "l'ouverture à l'Est". Lequel se vit, récemment, traiter comme persona non grata par ses anciens amis communistes quand il osa élever la voix contre les entraves mises par les communistes à l'assistance de la Messe dominicale en imposant aux catholiques des corvées publiques, à l'heure de la Messe. Et, pour lui faire sentir leur rupture, les communistes ne lui permirent pas d'assister au Synode de 1977 avec les trois autres archevêques vietnamiens.
Un autre archevêque vietnamien a été condamné par les communistes, mon neveu, l'archevêque F.X. Nguyên-vân-Thuân, coadjuteur de Saïgon. Il mène la vie d'un bagnard, dans un coin de la forêt du Sud, pour avoir aidé les réfugiés à s'installer au Sud alors qu'il avait été chargé du Secours Catholique par le St-Siège. Or, celui-ci proteste contre le Brésil, mais se tait dans le cas de mon neveu.
Nourri, dès ma naissance, dans cette atmosphère vietnamienne du catholicisme combatif, j'ai accepté sans rechigner d'adopter la prêtrise comme mon poste de combat en ce monde, n'importe quel poste, n'importe quelle mort. Je n'ai donc aucun droit à "rouspéter" si je suis, aujourd'hui, un archevêque, un ex-excommunié, autorisé à célébrer, chaque jour, la Ste Messe mais " illogiquement " non autorisé à entendre les confessions des réfugiés vietnamiens incapables de se confesser en Français.

Voilà l'environnement racial et religieux. Et voici l'atmosphère familiale dont la Providence m'a entouré.

Je suis un Ngô. Ngô est un des noms de famille au Vietnam. Je crois ne pas me tromper en affirmant que le nombre des noms de famille ne dépasse pas cent qui compte le plus de descendants est Nguyên, dont le rameau le plus fourni est la famille royale. Celui qui en compte le moins est le mien. D'après la légende, les Ngô sont les descendants de la première famille royale autochtone du Vietnam indépendant. Ceci explique peut-être, un peu notre patriotisme et notre attachement à notre terroir.
En dehors de la légende de notre extraction royale, aucun autre Ngô n'a percé dans l'histoire du Vietnam jusqu'à l'apparition de notre famille, apparition brillante, mais tragique.

Aucun Vietnamien n'oubliera jamais les noms de NGÔ-dinh-Khâ, mon père qui souffrit mille morts pour n'avoir pas voté, avec les autres dignitaires de la Cour, la déchéance de l'empereur Than-Thai, imposée illégalement par le représentant de la France en Annam (Vietnam central), le nom de notre aîné Ngo-dinh-Khôi, enseveli vivant avec son fils unique, pour avoir refusé d'être un ministre dans le premier ministère communiste, car il regardait comme incompatible : être catholique et, fonctionnaire communiste. Plutôt mourir que de se souiller. Enfin tous les Vietnamiens connaissent et respectent les noms de Ngo-dinh-Diêm, père de la République du Vietnam, et celui de Ngô-dinh-Nhu et de Ngô-dinh-Cân, collaborateurs du président, tous les trois tués par la C.I.A.

Deux Ngô ont échappé à cette tuerie organisée par l'ambassadeur Cabot Lodge, un franc-maçon : mon frère Ngô-dinh-Luyên, alors ambassadeur à Londres, sorti de l'Ecole Centrale des Ingénieurs (Paris), grâce à son éloignement du Vietnam, et moi-même, appelé à Rome pour participer au concile de Vatican II. Luyen a 13 enfants et Nhu 4. J'espère que malgré le dépaysement, puisque vivant en Europe, ils n'oublieront pas la tradition de notre famille : se dévouer totalement au service de Dieu et de la patrie. J'ouvre ici une courte parenthèse : que signifie ce mot "dinh" en sandwich entre NGÔ et le nom personnel comme Diêm, Thuc ? Ce mot désigne la branche de la famille, car il y a des NGÔ-dûc, des NGÔ sans "sandwich" comme le roi NGÔ-Guyên.

Mon Père NGÔ-dinh-Khâ, dont l'enfance et la carrière ont été déjà racontées dans "Doce me", mérite le souvenir comme l'homme qui, le premier, a travaillé à introduire l'étude du Français au Vietnam Central. Il l'a fait par patriotisme. A cette époque, les Français, pratiquement, gouvernaient l'Annam. Or, selon les conventions entre la France victorieuse et les empereurs du Vietnam vaincus, l'Annam devait "jouir" du statut du Protectorat et non pas subir celui de Colonie, sort de la riche Cochinchine où les habitants étaient "sujets" et non pas "citoyens" français. Mais l'Annam, pratiquement, était gouverné par le Résident de France qui imposait, comme ministres du roi, leurs domestiques qui parlaient wi "sabir" français appris quand ils servaient dans la cuisine de leurs patrons. Mon père, alors, conçut le projet d'enseigner "le vrai Français" d'abord aux lettrés vietnamiens et, ensuite, aux jeunes vietnamiens de souche royale. C'est alors qu'il fonda le Collège national en Vietnam: Quô-Hoo. Une aventure un peu folâtre : les pères "nobles", à sa demande, lui donnaient seulement les enfants de leurs concubines et il lui fallait "payer" ces élèves...Ceux -ci devinrent, plus tard, ministres...

Ainsi, les fils des concubines de dernière classe des rejetons royaux furent les "intellectuels de culture française" comme docteurs en médecine, dentistes, avocats, hauts fonctionnaires. Ce fut grâce à ces hommes, instruits par mon père, que mes frères, l'aîné NGO-dinh-Khôi et le futur Premier Président de la République du Sud-Vietnam furent protégés et gravirent les échelons du mandarinat avec facilité.

Mon père fut choisi pour être précepteur du jeune roi Thânh-Thâi et, plus tard, ministre de la Maison Impériale. Ces honneurs causèrent de terribles épreuves à mon père lorsque le Résident général de France au centre-Vietnam, Monsieur Levêque, dépassant les attributions contenues dans le traité franco-vietnamien, décida de détrôner Thânh-Thâi, sous prétexte de folie, car ce jeune roi, intelligent et actif, ne pouvant se contenter du seul privilège de nommer des génies tutélaires pour les villages, eut l'idée de "militariser" ses nombreuses concubines en leur enseignant les marches militaires et en les faisant manœuvrer avec des fusils en bois. Tout ceci se passait dans la Cité Interdite, donc loin des yeux du vulgaire.

Le Résident Levêque fit réunir illégalement les mandarins de la Cour et leur ordonna de voter, unanimement, pour la déposition du Souverain. Ces mandarins obéirent, servilement, à l'exception de mon père. Condamné à la dégradation de tous ses titres mandarinaux, mon père fut mis en prison et le Roi fut exilé à Madagascar. Le peuple vietnamien, devant cet abus de pouvoir et la lâcheté de la Cour, proclama que le seul opposant à la déposition du Roi était NGÔ-dinh-Khâ. Le bannissement de mon père ne fut levé qu'à la majorité de l'empereur Duy-tân, un des fils de Thânh-Thâi, qui restitua à mon père ses titres et ses droits à la pension de retraite.

Ici, je crois devoir relater comment le Résident de France choisit le nouveau Roi. Il fit aligner les nombreux rejetons mâles de Thânh-Thâi, leur enjoignit de faire une course à pied, promettant une récompense au vainqueur. Et celui qui arriva le dernier fut choisi comme Roi par le Résident qui estimait qu'il était le moins intelligent. En quoi il se trompait lourdement, car ce garçon était le futur Duy-tân, ennemi acharné de la France qui faillit chargé les français à l'aide des "volontaires" destinés à aller combattre en France. Or, ce complot faillit, grâce à mon frère NGÔ-dinh-Khôi.

Relâché de la prison, mon père après une longue maladie, dut penser à trouver le riz quotidien pour sa nombreuse famille, six garçons et trois filles. Mandarin d'une rigide honnêteté, la maladie engloutit ses pauvres épargnes. Il décida donc d'exploiter quelques arpents qu'il possédait dans le village d'Andin, non loin de Hué. Je vois encore mon père, accompagné d'un de ses fils ou d'une de ses filles, se rendre à pied chaussés d'une paire de sabots en bois fabriqués par lui-même, faire les six kilomètres menant à ses rizières, y surveiller le repiquage du riz, l'arrosage à l'aide d'une noria à pédales, puis la moisson. Quand il était fatigué, notre père s'arrêtait en chemin sous l'ombrage d'un taillis de bambous et, là, tout en fumant une cigarette qu'il roulait lui-même, il nous racontait des histoires intéressantes, tirées de la Bible ou des livres de prix donnés par les Frères des Ecoles chrétiennes. Car mon père était un conteur né, et c'était grâce à ce don qu'il gagnait de quoi fumer quand il était séminariste à Anninh et que ses camarades lui demandaient de raconter ou d'inventer une histoire. Il exigeait alors, en récompense, quelques cigarettes et charmait l'auditoire par les récits sortis de son imagination.

Nous vivions pauvrement, mais décemment. Je ne sais comment notre père réussit à nous donner une maison à un étage, chose rare en ces temps au Vietnam, entourée d'un grand jardin. Mon père, qui souffrait de rhumatisme aigu causé par le climat humide de Hué, avait ajouté au rez-de-chaussée un étage, pas très haut, et nous y faisait coucher, pour nous protéger de l'humidité, sur une natte étendue sur le plancher même. C'est ainsi que tous les garçons de la famille poussaient drus.

Le programme des jours de la semaine était toujours le même. Le matin, réveil à six heures au son de la cloche de la cathédrale de Phu-cam notre paroisse. Garçons et filles se précipitaient à la cuisine pour faire leurs ablutions puis prenaient l'habit, long jusqu'aux genoux (notre habit de cérémonie) et suivaient notre père à la Sainte Messe, tous agenouillée à ses côtés. Notre père assistait à la Messe les yeux fermés, les mains jointes, mais promptes à secouer les garçons s'ils se montraient distraits. Il s'approchait quotidiennement de la Sainte Table, accompagné de ceux de ses enfants ayant fait leur Première communion. Il ne manqua presque jamais la Messe quotidienne, même les jours de tempête et il nous inspira une dévotion profonde envers ce renouvellement du Sacrifice de la Croix en nous racontant souvent, une histoire qui me semble être une des légendes dorées, que voici : Un seigneur avait deux pages dont l'un était son favori. L'autre commit quelque faute que ce seigneur décréta encourir la mort. Cependant il imagina le faire mourir d'une manière clandestine. Dans ce dessein, il fit venir auprès de lui un homme dévoué à ses intérêts, qui possédait un four à chaix et lui ordonna d'y jeter, le lendemain, le page qui irait lui porter une missive, dès le matin. Et, le lendemain, il appela le page condamné, lui donna un pli avec ordre d'aller le remettre au chaufournier. Le page se hâta d'aller faire sa commission, mais, à mi-chemin, il entendit sonner la Messe dans la chapelle qui se trouvait sur son chemin et, se rappelant de la recommandation de ses parents de ne jamais manquer la Messe, il entra et assista dévotement au Saint-Sacrifice. Or, le seigneur, impatient de savoir si l'assassin avait exécuté son ordre, manda son page favori s'en enquérir et lorsque le bourreau vit venir le messager, il s'empara de lui et le jeta dans le four.

Après la Messe, nous rentrions pour le petit déjeuner préparé par notre mère : un bol de riz assaisonné de sel, puis, sac au dos, nous partions pour l'école. Le repas de midi était plus substantiel, mais simple : du riz à la place de pain, un potage ordinairement fait avec du poisson, la viande étant réservée pour dimanches et jours de fête, des légumes, de temps à autre un fruit comme dessert, fruit fourni par le jardin : ananas, prunes, caramboles. Le souper consistait en un seul plat, mais si la qualité et le nombre de mets faisaient souvent défaut, la quantité ne manquait jamais. Ma mère, une excellente cuisinière, faisait des merveilles pour nous nourrir et changer les menus. Mon père était rigide sur ce point : il fallait manger, indifféremment, tout ce qui était servi. Mon frère Diêm, qui ne pouvait souffrir le poisson, était forcé de le manger comme les autres malgré les vomissements qui le secouaient. Cette allergie au poisson, surtout au poisson salé, fut la cause de son abandon du noviciat des Frères des Ecoles chrétiennes, à grand regret, car le Frère-directeur du Noviciat déclara qu'il n'avait pas la vocation religieuse puisqu'il ne pouvait s'astreindre à la table commune. Le soir, à 8 heures, après le souper, filles et garçons, agenouillés, nous récitions les prières du Soir puis, étendus sur notre plancher, nous nous endormions bercés par les Pater et les Ave Maria récités par notre papa et notre maman...

Si notre père était toute droiture : une barre d'acier, notre mère était toute douceur, toute flexibilité, mais sans jamais la moindre concession au mal. Elle était la charité personnifiée, la modestie chrétienne même. Elle n'était pas, comme l'on dit, prêchi-prêcha, mais ses vertus étaient les plus convaincants discours sur la bonté du Christianisme. Notre famille eut nombre de domestiques, tous se sont convertis et sont restés de bons chrétiens.

La mère appartenait à une famille de petite bourgeoisie, originaire du Quang-ngâi, au-delà de Tourane, vers le Sud. Issue d'une nombreuse famille, deux garçons et trois filles, c'est elle qui tint le rôle de maîtresse de maison du vivant même de notre bonne aïeule et ce rôle lui fut dévolu à cause de son intelligence et surtout de sa douceur. Ses frères et soeurs la chérissaient. Le Père Allys, curé de notre paroisse de Phû-cam, la connaissait et quand mon père, veuf d'une première union, demanda à ce Père de lui indiquer une épouse, ce fut notre mère qui fut proposée par le curé. Son savoir-faire fit d'elle la digne épouse d'un Ministre de la Cour, la mère du Premier Président de la République du Sud-Vietnam.

Les vertus chrétiennes de nos parents furent le seul héritage laissé à nous, héritage infiniment plus précieux que titre de noblesse et valeurs pécuniaires, car il nous procure la possession du Ciel "haeredes Dei et coheredes Christi".

Les dernières années de notre mère furent visitées par une maladie qui lui laissa sa perspicacité d'esprit, mais lui enleva le mouvement de ses membres inférieurs. Obligée, durant une dizaine d'années, à végéter sur un lit, elle eut tout le loisir de se préparer à la mort. J'étais, à cette époque, devenu l'Evêque de Hué, donc l'évêque de ma mère. J'eus le privilège de lui donner la sainte communion tous les matins, vers 7 heures. Elle mourut à Saïgon, dans la demeure de ma soeur, mère de l'Archevêque-coadjuteur de Saïgon. Ma mère ne connut pas l'assassinat de mes frères. Elle partit vers le ciel, lm matin après avoir fait, comme d'ordinaire, la Sainte-communion, d'une hémorragie du cerveau, âgée de plus de 96 ans. Ses funérailles attirèrent des foules de sympathisants.

Avec mes frères et soeurs, nous vivions dans cette atmosphère de "Nazareth", c'est-à-dire de "Foi", dans une médiocrité "aurea". L'aîné était Ngi-dinh-Khôi qui devint plus tard gouverneur de la très importante province de Quang-nam, limitrophe de Danang que les Français appelaient Tourane. Province de révolutionnaires et de grands Lettrés; le premier ministre de la République Socialo-communiste du Nord: Phamvân Dong est originaire du quang-nam comme l'était le grand poète patriote.

Mon aîné était séparé de moi par ma sœur Ngô-thi-Giao et deux garçons morts en bas-âge : Triae et Quynh, ce qui explique le peu de relations entre nous, surtout qu'adolescent j'avais de très rares rencontres avec mon aîné, étant séminariste et, plus tard, étudiant à Rome tandis que mon aîné parcourait les divers échelons du mandarinat depuis le neuvième degré jusqu'au premier comme Gouverneur de Province. Cette course aux honneurs s'effectuait hors de Hué, car la Tradition interdisait à un mandarin d'être administrateur de sa province natale.

Après mon retour au Vietnam et mon ordination sacerdotale, nos relations devinrent plus fréquentes. Je commençais à estimer mon aîné qui, d'après la coutume vietnamienne est devenu notre second père, s'occupant de notre mère et de ses sœurs et petits frères. Physiquement, c'était un très bel homme, élancé; il était respecté et considéré comme un prince. Marié à une fille du duc de Phuôc-môn, président du conseil des ministres pendant de longues armées, l'homme politique le plus marquant sous le règne des derniers empereurs d'Annam, mon frère gravit les échelons du mandarinat par son propre mérite et, favorisé par les mandarins, anciens élèves de mon père, sans rien devoir à son beau-père qui se gardait bien de le protéger, car Nguyên-hûn-baî, duc de Phûoe-mon, ancien élève de mon père et protégé par lui au début de sa carrière, ne s'occupait que de soi-même. C'est pour cela qu'il s'éteignit solitaire, assisté de moi, son filleul, et conduit par moi au tombeau, moi qui n'avais jamais reçu de mon parrain la moindre sapèque.

La carrière mandarinale de mon aîné s'acheva par une disgrâce. Le gouverneur général d'alors, Monsieur Pasquier, si je ne me trompe pas, a été fâché contre le Gouverneur du Quangnam qui ne se présentait pas à la station proche du chef-lieu pour lui présenter ses respects (mon frère n'avait pas été averti du passage du train du Gouverneur général). Il se retira dignement, sans récrimination, dans notre village de Phûcam, à deux pas de notre maison de famille 11 termina sa carrière comme un "chrétien", enseveli "vivant avec son fils unique" pour avoir refusé de collaborer avec les communistes athées qui lui avaient offert une place dans le conseil des ministres.

Ma soeur aînée, Ngô-thi-Giao, mariée à Monsieur Trûong-dînh-Tung,était une femme d'un caractère très gai, aimant la plaisanterie, les taquineries innocentes. Cet extérieur cachait une profonde charité. C'est pourquoi Dieu l'a faite mère de quatre religieuses, trois sœurs de la Charité de St-Paul et une amante-missionnaire de la Croix. Ces quatre religieuses étaient de vraies religieuses, estimées des Évêques missionnaires qui les avaient comme collaboratrices, femmes énergiques et héroïques bravant les fatigues et la mort pour obéir aux Evêques. Mgr Seitz, évêque de Kontum pourrait porter témoignage de l'éloge que je viens de faire à l'encontre de deux de mes nièces qui l'ont efficacement appuyé dans le siège de Kontum par les Rouges. La cadette de mes nièces religieuses mourut en odeur de sainteté en France et repose avec ses soeurs en religion dans la crypte leur appartenant au Grand-cimetière de Nice.

Ma sœur mourut de la tuberculose contractée en soignant mon beau-frère souffrant de cette maladie. C'est certainement grâce à elle que son mari mourut en bon chrétien. Dieu seul connaît ses actes de charité, qu'elle cachait soigneusement, actes de charité qui lui coûtaient cher parce qu'elle était veuve et qu'elle n'était pas riche avec de nombreuses bouches à nourrir.

Entre moi et mon frère Ngô-dinh-Diêm, le futur Président de la République du Sud-Vietnam, était intercalé un petit frère mort en bas âge. Il était peut-être celui que je connaissais le mieux quoique pas très intimement à cause de mon état de séminariste et de ses charges de mandarin.

Mon frère Diem était unique comme chrétien et comme autodidacte. N'étant pas son confesseur, je ne pouvais pas porter un jugement sur Sa Sainteté appuyé sur la confession sacramentelle, mais, du dehors, je n'ai jamais aperçu dans sa conduite quelque chose contraire à la loi de Dieu. Certes, il avait ses petits défauts, de petits travers; il avait beaucoup d'efforts à faire pour dompter ses colères, lui qui accomplissait ses devoirs d'état à l'instar du plus austère moine, à la vue de la négligence des fonctionnaires sous ses ordres. La vertu qui éclatait chez lui c'était la chasteté, jamais un mot, un regard déplacé, jamais ses yeux ne tombaient sur un roman douteux. Il se contentait des livres de la Bonne Presse. Son temps libre était consacré à s'instruire. Autodidacte, il n'avait eu des études régulières que pendant quelques années chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, études couronnées par le diplôme complémentaire acquis avec "maxima cum lande" et félicitations du jury, à l'âge de seize ans et tremblant de fièvre pendant l'examen.

Il possédait les caractères chinois et pouvait correspondre par l'écriture chinoise avec les Chinois et les Japonais. Il exagérait, peut-être, quand il désirait se faire comprendre, quoiqu'il connût toutes les nuances de la langue française. Excès de zèle. Excès pour la perfection. Son grand lit de camp était environné d'une palissade de livres de tous genres, mais toujours sérieux. Encore petit écolier, il avait une chandelle à côté de son lit, lui-même se levait de bon matin, allumait sa chandelle et, dans la nuit, commençait à étudier ses leçons, à faire ses devoirs. Il était toujours le premier et premier en tous genres. Il fallait un homme pour ramener à la maison sa moisson de couronnes de laurier et ses gros livres de prix, après chaque fin d'année scolaire.

Je ne l'ai jamais vu perdre son temps. Quand il devint haut-mandarin, avec un traitement meilleur, ses passe-temps furent la photographie, et la chasse, mais jamais ses innocentes distractions n'empiétèrent sur ses heures de travail pour le peuple et l'Etat.

Séminariste, je rentrais chez moi pour les deux mois d'été et me trouvais en famille, avec papa, maman, mes frères et petites soeurs. Mon frère aîné était petit-mandarin hors de Hué, ma soeur aînée ne mangeait pas avec nous, mais dans la cuisine où elle nous préparait les repas.

Pendant ces vacances, mon frère Diêm, alors qu'il n'était pas encore mandarin, s'amusait à obliger mes deux petites soeurs et mes deux petits frères "à jouer à la guerre". D'abord, il leur dessinait sur les lèvres des moustaches avec un bouchon de liège calciné et les fusils étaient faits du noyau central des grandes feuilles de bananier. C'était d'un comique! mais Diêm faisait tout sérieusement et conduisait cette armée, composée de deux petits soldats et de deux petites soldates, en martelant le sol de leurs pieds nus : Un-deux, Un-deux. Gare au soldat distrait, un coup de sabre sur le derrière le rappelait à l'ordre. Tantôt Diêm occupait ses frères et soeurs à faire un petit jardin.

Le soir, après le souper, nous étions réunis, tous les enfants agenouillés sur une estrade, à chantonner nos prières du soir. Diêm se promenait autour de l'estrade et gare à celui ou celle qui était distrait ou dodelinait la tête, accablé par le sommeil. Les prières finies, les garçons couchaient sur l'estrade, les filles allaient coucher avec leur grande soeur dans la maison du milieu. Car notre habitation se composait de trois bâtiments principaux, le bâtiment du milieu, maison vietnamienne où couchaient les femmes. L'aile droite était une maison à étage, occupé en bas par notre père et en haut par Diêm et par moi. L'aile gauche comportait le grenier à riz et la cuisine où couchaient les domestiques. Plus loin, se trouvait la porcherie et à la suite les meules de foin. Nous avions un très grand jardin planté d'aréquiers, de figuiers, de caramboliers, de pruniers. Grâce à ce très grand jardin, nous n'allions pas nous amuser dans la rue ou chez les autres. Nous ne sortions que pour la messe quotidienne et pour aller à l'école, les filles pour se rendre au marché.

Ce que je viens de raconter sur mon frère Diêm pourrait induire le lecteur à croire que mon frère était toujours sérieux. Loin de là, Diêm était parmi nous celui qui était le plus sensible au travers des autres. Il était aussi très habile à imiter la démarche, la voix des gens, ce qui excitait le rire. Notre mère, si charitable, ne pouvait s'empêcher de rire, ou plutôt de sourire, quand Diêm, un bâton à la main, tout courbé, marchait et singeait son parrain, le médecin Thuyên et imitait sa manière de parler. Il était alors d'un comique achevé. En cela, il était un authentique vietnamien qui, comme le Français, est né moqueur, mais innocent moqueur, habile à observer les travers des autres et à les imiter.

L'enfant qui suivit Diêm était ma petite soeur Hiëp. C'était la plus douce de la famille. La plus dévouée, la plus patiente aussi; elle était belle comme une madone. Tout le monde l'aimait. C'est elle qui déchargeait notre mère en s'occupant des derniers-nés, Cân et Luyên. Elle les portait, leur donnait la becquée, les berçait dans le berceau en osier qui avait servi à tous les petits Ngô-dinh. Ce berceau était suspendu par une longue corde au plafond en bois de la maison du milieu. Du berceau, l'enfant pouvait apercevoir une grande image représentant le Père Eternel, cloué sur la cloison qui délimitait la petite chambre de notre mère, petite chambre qui avait vu la naissance de tous les petits Ngô. Là se trouvait aussi l'armoire contenant des confitures de toutes sortes, faites par Maman, ainsi que le vin fait avec des mûres sauvages, fruits que tous les ans nous offraient les gens de notre village natal au Quâng-Binh, province au Nord de Hué dont cette ville est séparée par la province de Quang-tri.

Ici, je dois m'arrêter un moment pour expliquer une tradition sui-generis du Vietnam.

Mes frères et soeurs, comme moi-même, tous sommes nés à Hué, qui est la capitale mystique de l'Annam et le chef-lieu de la petite province de Thûa-Thiên, mais nous sommes tous citoyens du village de Dai-phong où avaient vécu nos ancêtres venus du Nord, c'est-à-dire du Than-hûa et du Tonkin. A Dai-phong se trouvent leurs tombeaux. A la grande Maison communale se trouvaient les registres contenant le nom de tous les mâles inscrits du village. A la maison communale, qui est aussi le temple, se trouvent les tablettes des génies protecteurs du village, protecteurs que l'Empereur octroyait à chaque village. Ces protecteurs, analogues aux Saints, protecteurs des villes en pays de chrétienté, sont choisis parmi les héros vietnamiens, généraux ou grands Lettrés, grands mandarins. A la maison commune se réunissait le Conseil du village. Cette maison de Dai-phong était connue par ses colonnes énormes et très hautes.

Naguère, avant que le centre du Vietnam fût bien peuplé, des pionniers sous la conduite d'un leader quittaient leur village d'origine pour essaimer ailleurs où se trouvaient espace et terres fertiles. Arrivés à l'endroit qui présentait ces avantages, on faisait le partage de la terre, partage égal au nombre de pionniers. Le leader recevait une part plus ample pour compenser ses dépenses et son initiative. Chaque pionnier partageait son lot entre ses fils et ainsi de suite jusqu'à ce que les lots ne suffisant plus à nourrir leurs propriétaires, alors, comme font les abeilles, un essaim se détachait de la ruche mère et allait ailleurs fonder un autre village. Tout ceci explique les relations entre les villageois et les originaires du village habitant ailleurs. A l'instar de notre père qui quitta Dai-phong pour se fixer à Hué mais conservait toujours son lot de rizière à Dai-phong.

Il en consacrait les revenus pour soutenir l'école catholique du village et pour l'entretien des tombeaux de nos ancêtres. Notre village se trouve dans le territoire qu'on appelait Les deux Sous-préfectures, en vietnamien : Hai huyên, célèbres pour la fertilité de ses rizières. La province de Quanh-binh était renommée pour avoir fourni à la Patrie de grands citoyens, grâce à la profondeur de ses fleuves et la hauteur de ses montagnes.

Cette parenthèse sur une originalité du système communal vietnamien fermée, je reviens sur les membres de ma famille.

Après ma soeur, la douce Hiêp, venait son opposée, ma soeur Hoâng. Opposée au point de vue caractère, mais s'aimant beaucoup. De petite taille, mais bien proportionnée, d'une vive intelligence, très pratique, c'est la seule, parmi nous, à se constituer une belle fortune. Elle eut, comme mari, un garçon appartenant à une famille de notables de notre paroisse, le même d'où est sorti le mari de Hiêp. Il s'appelait Lê. Il était entrepreneur, comme son père. Energique, il gagnait de l'argent, mais mourut relativement jeune de tuberculose, laissant ma soeur Hoang avec une petite fille, mariée plus tard, à M. Trâng-trung-dung, licencié en Droit, l'un des ministres de mon frère Diêm. Ma soeur Hoâng„ à l'étonnement de tous, devint aussi "entrepreneur" et réussit. Elle mourut après avoir vu sa fille mariée et mère d'une petite fille. J'ai assisté à ses derniers instants. Elle fut courageuse jusqu'à la fin.

Mon frère Cân est le seul, parmi mes frères, à ne posséder aucune peau d'âne. Cela était dû à sa santé branlante, dès l'enfance. Mais il représentait l'élément paysan parmi nous, presque tous intellectuels et mandarins. Le paysan vietnamien était, comme le paysan français, madré, pratique, terre à terre. Cân parlait leur langage et savait se faire comprendre d'eux. Ce fut Cân qui organisa le parti politique puissant qui appuya la politique de mes frères Diêm et Nhu. Il réussit à réunir des fonds considérables, nécessaires pour toute organisation politique, par le commerce de la cannelle. Cân, sans aucun mandat politique, ne parlant pas couramment le français, réussit à devenir le gouverneur occulte du Centre Vietnam.

Il n'est jamais sorti du pays. Il venait, rarement à Saïgon. Il ne connaît pas le Tonkin, mais il possédait des bateaux et maniait des millions de piastres. C'était une puissance.      Les gouverneurs officiels du Centre-Vietnam le consultaient sur l'administration du pays. Sa fin fut tragique, mais héroïque, en digne descendant des Ngô.

Après l'assassinat de mes frères Diêm et Nhu par les soudards payés par les Américains, Cân disparut de la circulation. H fut découvert par un stratagème du consul américain à Hué, un catholique. Sachant que Cân était très ami des Pères Rédemptoristes canadiens de Hué-Cân avait donné des millions aux Pères Rédemptoristes pour la construction de leur belle église de Hué-ce consul prit contact avec le Supérieur du couvent et lui dit:
-Je ne sais pas pourquoi M. Cân se cache. Nous n'avons rien contre lui. Si vous connaissez sa cachette, dites-lui qu'un avion américain sera à sa disposition pour se rendre à Rome rejoindre son frère l'Archevêque.

Le Père Supérieur consulta ses confrères et prit contact avec Cân.Cân consentit et exigea du Consul américain un document en trois langues : français, anglais et vietnamien, assurant aux PP. Rédemptoristes et à mon frère que le Gouvernement américain amènerait mon frère à Rome pour me rejoindre. Mais, le jour convenu, un avion américain descendit à l'aéroport de Phû-Bâi, près de Hué, prit mon frère à bord, piqua sur saïgon et atterrit à l'aéroport Tân-son-Nhûit à Saïgon pour remettre mon frère aux généraux rebelles, assassins de mes frères. Voilà la sale politique américaine, le vrai visage de la CIA-per fas et nefas.


On mit mon frère au cachot, gardé dans une cage jour et nuit. On lui fit un procès politique. On le condamna à être fusillé. Tout cela a pu être fait par une permission de la Providence de Dieu. Cân, il faut le dire, était au point de vue religieux le moins catholique parmi nous. Il remplissait son devoir pascal, ne s'endormait qu'après avoir dit son chapelet, assistait tous les dimanches et fêtes à la Sainte Messe, était charitable, mais il n'était pas fervent et se limitait à la seule Communion pascale. Dieu toléra le guet-apens dressé contre lui par les Américains et permit le procès inique contre lui afin qu'il put mourir en chrétien.

Partie 2

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