lundi 18 mai 2015

Dollard des Ormeaux



Quarante de nos Hurons qui faisaient l'élite de tout ce qui nous restait ici de considérable, conduits par un capitaine assez fameux, nommé Anahotaha, partirent de Québec sur la fin de l’hiver, pour aller à la petite guerre, et dresser des embûches aux Iroquois, à leur retour de la chasse. Ils passèrent par les Trois-Rivières, et là six Algonquins se joignirent à eux, sous le commandement de MitiSemeg, capitaine de considération. Etant arrivés ensuite à Montréal, ils trouvèrent que dix-sept Français, gens de cœur et de résolution, avaient déjà lié partie dans le même dessein qu'eux, s'immolant généreusement pour le bien public et pour la défense de la religion. Ils avaient choisi pour leur chef, le sieur Dollard, homme de mise et de conduite : et quoiqu'il ne fût, arrivé de France que depuis assez peu de temps, il se trouva tout-à-fait propre pour ces sortes de guerre, ainsi qu'il l'a bien fait paraître, avec ses camarades, quoique la fortune semble leur avoir refusé la gloire d'une si sainte et si généreuse entreprise.

Nos sauvages heureux de grossir leur nombre d'une bande si leste et si résolue, s'embarquent pleins d'un nouveau courage, et nos Français se joignant à eux, rament avec joie, dans l'espérance de surprendre au plus tôt l'ennemi. Leur marche se faisait de nuit pour n'être point découverts, el les prières étaient réglées tous les matins et tous les soirs, s'adressant tous à Dieu publiquement, chacun en sa langue ; de sorte qu'ils faisaient trois chœurs bien agréables au ciel, qui n'avait jamais vu ici de si saints soldats, et qui recevait bien volontiers (les vœux conçus en même temps, en français, en algonquin et en huron.

Le Sault Saint-Louis les autres rapides ne leur coûtent rien à passer ; le zèle et l'ardeur d'une si sainte expédition leur fait mépriser la rencontre des glaces, et le froid des eau fraichement fondues, dans lesquels il se jetaient vigoureusement, pour trainer eux-mêmes leurs canots entre les pierres et orles glanons. Ayant gagné le lac Saint-Louis, qui est au-dessus de l'Isle de Montréal, ils détournent à droite, dans la rivière qui mène aux Hurons et vont se poster au-dessous du Sault de la Chaudière, pour y attendre les chasseurs iroquois, qui, selon leur coutume, le doivent passer file à file, en retournant de leur chasse d'hiver.

Nos guerriers ne s'y furent pas plus tôt rendus, qu'ils furent aperçus par cinq Iroquois, qui venaient à la découverte, et qui remontèrent en diligence pour avertir tous les chasseurs de se réunir et de quitter la posture de chasseur pour celle de guerrier. Le changement est bientôt fait; la petite hache à la ceinture au lieu d'épée, le fusil à la pointe du canot et l'aviron en main, voilà l'équipage de ces soldats. Ils se rassemblent donc, et les canots chargés de deux cents Onnontagheronnons, s'étant joints, ils naviguent en belle ordonnance et descendent gravement le Sault, au-dessous duquel, nos gens surpris d'une si prompte et si réglée démarche, se voyant bien plus faibles en nombre, se saisissent d'un méchant reste de fort, bâti en ce quartier-là depuis l'automne par nos Algonquins ; ils tâchent de s'y gabionner du mieux qu'ils peuvent.

L'Onnontagheronnon fait ses approches, et ayant reconnu l'ennemi, l'attaque avec furie ; mais il, est reçu si vertement, qu'il est obligé de se retirer avec perte ; ce qui le fait songer à ses ruses ordinaires, désespérant d'en venir à bout par la force ; et afin d'amuser nos gens pendant qu'il appelle à son secours les Agniehronnons, qui avaient leur rendez-vous aux Isles de Richelieu, il fait semblant de vouloir parlementer. Les Algonquins et les Hurons, semblent y vouloir prêter l'oreille, mais nos Français ne savent ce que c'est que de paix avec ces barbares qui n'ont, jamais traité d'accommodement, qu'on ne soit aperçu de leurs fourbes bientôt après ; c'est pourquoi, lorsque tout paraissait, fort, paisible d'un côté du fort, de l'autre nos gens, se trouvant attaqués par trahison, ne furent pas surpris ; ils tirent de si bonnes décharges sur les assaillants, qu'ils les contraignirent de se retirer pour la seconde fois, bien étonnés qu'une petite poignée de Français pût faire tête al, deux cents Iroquois.

Ils eussent sans doute eu la confusion toute entière, et eussent été défaits entièrement, comme ils ont avoué, si les Français sortis du fort l'épée à la main ou si les Agniehronnons ne fussent pas arrivés peu de temps après au nombre de cinq cents, avec des cris si horribles et si puissants, que toute la terre circonvoisine semblait être pleine d'Iroquois.

Le fort est environné de tous les côtés, on fait feu partout jour et nuit ; les attaques se font rudes et fréquentes, pendant lesquelles nos Français firent toujours admirer leur résolution; leur vigilance, et surtout leur piété, qui leur faisait, employer à la prière le peu de temps qu'ils avaient entre chaque attaque ; de sorte que sitôt qu'ils avaient repoussé l'Iroquois, ils se mettaient à genoux, et ne s'en relevaient point que pour les repousser encore , et ainsi pendant dix jours que dura ce siège, ils n'avaient que deux fonctions, Prier et combattre, faisant succéder l'une à l'autre, avec l'étonnement de nos Sauvages, qui s'animaient à mourir généreusement par de si beaux exemples.

Comme l'ardeur du combat était grande, et les attaques presque continuelles, la soif pressait plus nos gens que l'Iroquois. Il fallait essuyer une grêle de plomb, et aller à la pointe de l'épée puiser de l'eau à la rivière, qui était à deux cents pas du Fort, dans lequel on trouva enfin, à force de fouir, un petit filet d'eau bourbeuse, mais si peu, que le sang découlait des veines des morts et des blessés, bien plus abondamment que l'eau de cette source de boue.

Cette nécessité mit le Fort en telle extrémité, que la partie ne paraissant plus tenable aux sauvages qui y étaient, ils songèrent à traiter de paix, et députèrent quelques ambassadeurs au camp ennemi, avec de beaux présents de porcelaine, qui font en ce pays toutes les grandes affaires de la paix et de la guerre. Ceux-ci furent reçus des Iroquois avec de grands cris, soit de joie, soit de moquerie, mais qui donnèrent de la frayeur à nos sauvages, desquels une trentaine étant invités par leurs compatriotes hurons, qui demeuraient parmi les Iroquois, à se rendre avec assurance de la vie, sautèrent malgré tous les autres par-dessus la palissade, et laissèrent le Fort bien affaibli par une si insigne lâcheté, qui donna espérance aux Iroquois de se rendre maîtres des autres sans coup férir, ou par des menaces, ou par de belles paroles. Quelques députés s'approchèrent pour cela du Fort, avec les ambassadeurs qui en étaient sortis ; mais nos Français qui ne se fiaient point à tous ces pourparlers, firent sur eux une décharge inopinée, et jetèrent les uns morts par terre, et mirent les autres en fuite. Cet affront aigrit tellement les Iroquois, qu'ils vinrent à corps perdu et, la tête baissée, s'attacher à la palissade, et se mirent en devoir de la saper à coups de haches, avec un courage qui leur faisait fermer les yeux à tous les dangers et aux décharges continuelles qu'on faisait sur eux. Il est vrai que pour se garantir de la plus grande partie de cette grêle, ils firent des mantelets de trois bûches liées côte à côte, qui les couvraient depuis le haut de la tête jusqu'à la moitié des cuisses, et par ce moyen ils s'attachèrent au-dessous des canonniers des courtines, lesquelles n'étant pas flanquées, ils travaillaient à la sape avec assez d'assurance. .

Nos Français employèrent tout leur courage et toute leur industrie en cette extrémité ; les grenades leur manquant, ils y suppléèrent par le moyen des canons d'une partie de leurs fusils qu’ils chargèrent à crever, et qu'ils jetèrent sur leurs ennemis ; ils s'avisèrent même de se servir d'un baril de poudre, qu'ils poussèrent par-dessus la palissade ; mais, par malheur, ayant rencontré une branche en retomba dans le Fort, et y causa de grands désordres la plupart de nos Français eurent le visage et les mains brûlées du feu, et les yeux aveuglés de la fumée que fit cette machine ; de quoi les Iroquois prenant avantage, se saisirent de toutes les meurtrières, et de dehors tiraient et tuaient dans le Fort ceux qu'ils pouvaient découvrir dans l'épaisseur de la fumée ; ce qui les anima de telle sorte, qu'ils montèrent sur les pieux, la hache à la main, descendirent clans le Fort de tous côtés, et y remplirent tout de sang et de carnage, avec tant de furie qu'il n'y demeura que cinq Français et quatre Hurons en vié, tout le reste ayant été tué sur la place, avec le chef ale tous nommé Anahotaha qui se voyant prêt à expirer, pria qu'on lui mît la tête dans le feu, afin d'ôter à l'Iroquois la gloire d'emporter sa chevelure. " Laudavi magis mortuos quam viventes". Ce fut sans doute dans cette pensée du Sage, qu'un de nos Français fit un coup surprenant : car voyant que tout était perdu, et s'étant aperçu que plusieurs de ses compagnons blessés à mort vivaient encore, ils les acheva à grands coups de hache, pour les délivrer par cette inhumaine miséricorde, des feux des Iroquois. Et de fait, la cruauté succédant à, la fureur, deux Français ayant été trouvés parmi les morts, avec quelque souffle de vie qui leur restait, on les    la proie des flammes; au lieu d'huile pour adoucir leurs plaies, on y fourra des tisons allumés et des alênes toutes rouges ; au lieu du lit pour soutenir les membres de ces pauvres moribonds, on les coucha sur la braise : en un mot on brûla cruellement ces pauvres agonisants dans toutes les parties du corps, tant qu'ils demeurèrent en vie.

Pour les cinq autres Français, avec tout le reste des captifs, tant ceux qui se sont rendus volontairement, que ceux qui ont été pris, on les oblige de monter sur un échafaud, ou on leur fait les premières caresses des prisonniers. On présente aux uns du feu à manger, on coupe les doigts aux autres, on brûle les jambes et les bras à quelques autres : tous enfin reçoivent les marques de leur captivité.

Ce spectacle d'horreur si agréable aux yeux des Iroquois, ne le fut pas moins, je m'assure, aux yeux des anges, quand un des pauvres prisonniers hurons, se souvenant des instructions qu'on lui avait faites, se mit à se faire prédicateur et à exhorter tous ces patients à souffrir constamment ces cruautés, qui passeraient bientôt et seraient suivies du bonheur éternel, puisque ce n'était que pour la gloire de Dieu et pour le zèle de la religion, qu'ils avaient entrepris cette guerre contre les ennemis de la foi. Je ne sais si l'East, naissante a vu rien de plus beau dans ses persécutions : un barbare prêcher Jésus-Christ, et faire d'un échafaud une chaire de docteur, et si bien faire que l'échafaud se change en chapelle pour ses auditeurs, qui, parmi leurs tourments et au milieu des feux font leurs prières comme s'ils étaient aux pieds des autels, et ils ont toujours continué à les faire pendant leur captivité, s'y exhortant les uns les autres lorsqu'il se rencontraient.


Après que la première rage des Iroquois fut rassasiée par la vue de leurs prisonniers, et par ces coups d'essai de leur cruauté, ils font le partage de leurs captifs : deux Français sont donnés aux Agnieronnons, deux aux Onnontagherrons, le cinquième aux OnneiStheronnons pour leur faire goûter à tous de la chair des Français, et leur faire venir l'appétit et l'envie d'en manger, c'est-à-dire, les inviter à une sanglante guerre pour venger la mort d'une vingtaine de leurs gens tués en cette occasion. Après la distribution, on décampe, et l'on quitte la résolution prie de venir inonder sur nos habitations, pour mener au plus tôt dans le pays ces misérables victimes, destinées à repaître la rage et la cruauté de la plus barbare de toutes les Nations. Il faut ici, donner la gloire à ces dix-sept Français de Montréal, et honorer leurs cendres d'un éloge qui leur est dû avec justice, et que nous ne pouvons leur refuser sans ingratitude. Tout était perdu s'ils n'eussent péri, et leur malheur a sauvé ce pays, ou du moins a conjuré l'orage qui venait y fondre, puisqu’'ils en ont arrêté les premiers efforts, et détourné tout-à-fait le cours.

(Extrait de la Relation des Jésuites pour l’année 1660).

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